MALGRE NOUS
Etant nés et habitant tous deux à HILSENHEIM, petit village du Ried, ils se connaissaient depuis toujours. Et plus encore depuis que Dor'l (Théodore) était devenu le beau-frère de Jeann'l (Jeanne) lorsqu'Alice, sa sœur, de 5 années son aînée, avait épousé Sèppl (Joseph), l'un des frères de Théodore. C'était en 1941 et l'occupant allemand avait pris possession de Hélsa (Hilsenheim).
Toutefois, dans son récit, Jeanne situe le début de son coup de cœur pour Dor'l le jour du baptême de Maurice, l'enfant d'Alice et de Sèppl qui les avaient choisis tous les deux comme parrain et marraine de leur premier né. Maurice qui aurait dû se prénommer Roger en réalité. Mais comme les prénoms des bébés nés pendant la guerre dans l'Alsace annexée devaient se prononcer à l'allemande, Roger serait devenu Rüdiger (qu'on pourrait traduire par "vérolé", peau de crapaud, ou encore minable, en dialecte alsacien). Du coup, ça n'avait plus du tout la même consonance ni charme et s'avérait plutôt lourd et difficile à porter pour un gamin. Car qui savait combien de temps elle allait durer, cette guerre. On était alors quasiment à la fin de l'été 1941.
La rumeur qui disait que les jeunes filles d'Alsace et de Lorraine allaient être réquisitionnées et envoyées en Allemagne pour le Zwangs-Arbeit (travail obligatoire), se précisait de plus en plus, et le mariage de Jeanne et de Théodore fut décidé et conclu un peu dans la précipitation. Les jeunes gens s'aimaient, c'était flagrant, comme une évidence pour eux, pour leurs familles et les villageois, aussi, pourquoi temporiser davantage? D'autant plus si le statut d'épouse pouvait contribuer à ce que la jeune femme de tout juste 18 ans, puisse rester vivre au village.
De leurs noces qui eurent lieu en novembre 1943, le 23 je crois, il ne subsiste pas de photo (y'en a-t-il eu de faites?...), tout juste deux verres à pied du service en cristal, cadeau des collègues de travail de Jeanne, alors ouvrière à l'usine LABONAL de Dambach-la-Ville.
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Lorsque Jeanne évoquait -rarement, très rarement...-, l'incorporation de force par les allemands de son époux, elle racontait les larmes de Dor'l. C'était comme s'il "savait" qu'ils se voyaient et se touchaient pour la dernière fois, risquera-t-elle, songeuse, lorsque des cousins venaient parfois pour l'interroger sur sa jeunesse alors qu'elle avait déjà atteint un grand âge, comme on dit pudiquement.
Théodore fût envoyé sur le front russe à peine trois mois après son mariage avec Jeanne. Et elle situe (dans l'une de ses nombreuses lettres écrites et envoyées un peu partout à la fin de la guerre) le silence épistolaire de Théodore, à la mi-juin 1944. L'inquiétude, l'incertitude et surtout l'insoutenable attente débutèrent dès lors. Jeanne est décédée en 2010 -le 16 juin-, sans qu'elle parvienne à savoir dans quelle tombe, dans quel lopin de terre, "reposait" le corps de Dor'l depuis tant de temps...
Ce n'est que vers 1950, c-à-d, cinq années après la fin de la guerre, que K... Elisa, la charcutière du village, suggéra à Jeanne d'aller s'entretenir avec un monsieur qui habitait du côté de Marckolsheim. Cet homme, incorporé de force, avait également été à Tambov et en était revenu, lui. Et Jeanne, l'espoir vissé au cœur, a une nouvelle fois enfourché son vélo pour tenter d'apprendre un tant soit peu sur le devenir de son Dor'l.
De sa rencontre avec l'ancien soldat, elle ne lâchera que la partie la plus révoltante, la plus sordide de ce qu'elle appris par lui. Cet homme avait connu Théodore, prisonnier comme lui dans le camp de Tambov en Russie. Il l'avait vu en novembre 44, fiévreux, atteint et malade de la dysentrie, désemparé et quasiment à l'abandon dans l'infirmerie du camp, qui n'en avait d'ailleurs que le nom. Il lui avait parlé de Hilsenheim, de Jeanne, sa toute jeune épouse, l'avait chargé d'aller la voir s'il parvenait à s'extraire de cet enfer et regagner leur pays, l'Alsace. Mais lui ne se sentait pas le courage d'aller voir Jeanne à son retour de captivité. Et ce n'est donc qu'en 1950 qu'il lui apprit que par une nuit de novembre, "il" fût décidé d'extraire les malades des baraquements pour faire baisser leur température. Le thermomètre était descendu jusqu'à -15°C cette nuit-là...
Durant les jours qui suivirent, ce compagnon d'infortune avait tenté de revoir Théodore, d'avoir de ses nouvelles; de savoir. En vain. La trace de Dor'l s'évanouit au seuil de l'hiver 44, un hiver terriblement froid, même ici, en Alsace, où MEYER Madeleine, ma grand-mère maternelle née en 1894, péri sous les débris et les éclats des obus qui avaient ravagé l'étable de sa ferme. Elle tentait désespérément de protéger les vaches du froid et de la neige qui tombait drue ce 30 décembre en clouant des planches de fortune sur les ouvertures béantes.
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Le portrait de Dor'l se déclinait en grand sur l'un des murs de notre salle à manger et en format photo d'identité parmi d'autres photos sur le pèle-mêle qui trônait sur le buffet de la cuisine. C'était à l'époque, la pièce où l'on prenait les repas le dimanche midi, recevions la famille, les visiteurs et personne jamais ne posait de questions sur l'énigmatique jeune homme en noir et blanc. C'était aussi l'époque où les morts avaient leur place parmi les vivants. C'était comme ça. En 1958, lorsque nous avons intégré notre nouvelle maison, légèrement en retrait, construite en lieu et place du séchoir à tabac endommagé par la même bombe qui avait tué ma grand-mère, le portrait de Théodore nous a suivi pour retrouver un nouvel emplacement, toujours dans la salle à manger.
Car Jeanne avait fini par succomber aux avances et sans doute aussi un peu au charme slave de Casimir, échoué à Hélsa où l'on parlait un dialecte qu'il comprenait pour avoir appris l'allemand durant sa captivité dans un camp de travail en Allemagne. A la libération de celui-ci, un officier français lui apprit que son pays d'origine, la Pologne, allait dorénavant être sous tutelle russe et que s'il était à sa place, il n'y retournerait pas. Sauf si des attaches vraiment très fortes l'y poussait.
Jeanne et Casimir se sont mariés et je suis née en janvier 1955, mon frère 18 mois plus tard.
C'est toutefois un long et ô combien improbable périple qui amena Casimir jusqu'en Alsace. Une fuite d'un pays en guerre, une bien longue migration démarrée fin septembre 1939, alors qu'Hitler venant de déclarer la guerre à la Pologne et d'envahir le pays à grands fracas ce qui n'augurait rien de bon. Sans téléphone, sans même une radio à cette époque, évidemment pas encore de télévision et encore moins d'accès internet; par de rares journaux j'imagine, par le bouche à oreille ou l'instinct de survie plus probablement, son courage pour sûr, il (alors âgé de 29 ans) prit l'initiative de quitter LECHOVO, son petit village natal, un hameau composé d'à peine plus d'une dizaine de maisons, pour s'en aller rejoindre un corps d'armée multinational qui s'était donné pour mission de contenir et de repousser les troupes nazies. Casimir avait traversé son pays depuis la région de POZNAN, à pied et en train, arriva en Roumanie où il lui fut même donné d'approcher à Bucarest, le roi Michel 1er, qu'il évoquait toujours avec respect et émotion, tant celui-ci lui fît grande impression, et parvint à se faire enrôler.
Quel dommage, .... quel gâchis surtout qu'on ne prête pas suffisamment d'intérêt aux récits, au vécu de nos anciens du temps de leur vivant, tant qu'on a le pouvoir de les questionner, d'en apprendre davantage. Après, hélas, il est trop tard. Irrémédiablement trop tard.
Pourtant nous sommes tous liés et reliés aux gens et au monde dans nos vécus, nos histoires avec, en toile de fond, toujours la grande Histoire. Toutefois, il y a toujours des bribes éparses de leurs confidences qui sont restées ancrées quelque part au fin fond de nos mémoires... Et souvent ce n'est que bien après la disparition de nos proches, que nous nous rendons compte que chaque vie, aussi modeste puisse-t-elle sembler, renferme toujours le mystère de ses choix, qui en fait un parcours unique et singulier.
Enfant, je ressentais bien que de fermer les volets et les yeux, de se décapsuler du monde alentour pour rester prostrée dans le noir le temps que l'orage passe comme le faisait systématiquement ma mère, c'était un peu exagéré, irrationnel. Pareil pour le cri effrayé qui s'échappait d'elle lorsqu'un avion de chasse - nombreux dans ma jeunesse-, passait le mur du son dans un bref et soudain fracas.
Donc, lorsque le ciel d'été s'assombrissait, nous guettions ce moment où les indices de la scène de repli s'organisait autour de ma mère. Peut-être que nous nous moquions même un peu d'elle, que nous cherchions aussi à nous rassurer, qui sait.
Ppppfffff....., même pas peur, nous z'autres!
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Le jour où des hommes sont allés poser pour la première fois un pied sur la lune, l'évènement fut jugé suffisamment important, historique même, pour que la télévision fasse enfin son entrée dans notre demeure! Il fallait au moins ça comme prétexte pour convaincre mon père de l'utilité de faire de la place à cette lucarne sur le monde! Ca remonte au mois de juillet 1969 et la salle à manger se vit transformée en salon. Des meubles furent bougés dans une autre pièce, de nouveaux firent leur apparition et il me semble que c'est à cette époque-là que le portrait de Théodore disparu, remplacé par une horloge.
La vie, nos vies, ont suivi leur cours. L'église du village et les maisons mutilées par les ravages de la guerre avaient pansé et ravivé leurs murs et leurs toitures, les anciens racontaient (radotaient?...) moins leurs "exploits" et anecdotes de guerre au moment du café-schnaps lors des fêtes de famille et, petit à petit, les témoins de cette période douloureuse finirent par se taire, puis par disparaître les uns après les autres.
Et ce n'est que bien plus tard, au printemps 2006, au moment de la révélation du prénom du premier arrière-petit-fils de Jeanne, qu'une espèce de boomerang surgit tout à coup d'un lointain passé. Ce passé occulté par les historiens, les politiques et nombre de familles alsaciennes qui avaient cru que l'incorporation de force subie par certains des leurs, illégale car contraire à la loi et aux codes qui régissent un tant soit peu les règles de la guerre, faisait d'eux des coupables en les nimbant dans une honte indicible. Ce jour-là, l'arrivée de ce petit homme fit s'entremêler une foultitude de sentiments qui oscillaient entre stupéfaction, sidération, bonheur incommensurable, ... et l'éclatement d'un silence assourdissant. Je me contenterai de citer le commentaire on ne peut plus spontané de Fernand, un neveu de Jeanne issu de son alliance avec Théodore, qui en dira autant que mille mots:
- "Théo?! ... alors il s'appelle comme son grand-père, ce petit."
Alors que...
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Il n'empêche que, sans trouver les mots pour le formuler, nous étions tout aussi scotchées, déboussolées et confuses, ma mère et
moi. Quant à Dorothée, sa petite-fille (qui avait vaguement entendu dire que sa mémé avait été mariée une première fois pendant la guerre, sans plus de détails) et toute jeune maman de bébé-Théo, Jeanne confiera un jour que si on disait Dorothée à l'envers, ça sonnait comme Théodore...
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Depuis toute petite, depuis que j'ai su écrire en fait, Jeanne, ma mère, m'avait associée à sa quête, à sa recherche éperdue. J'avais le droit de recopier l'adresse sur les enveloppes parce que j'écrivais plus joliment en script qu'elle, prétendait-elle. Aussi, dès qu'elle entendait ou lisait une information en lien avec les disparus de la guerre ou sur Tambov, on faisait des courriers ensemble et des mails par la suite. Il y eut cette immense bouffée d'espoir qui nous anima toutes les deux lorsqu'en 1989 le mur de Berlin était tombé, entraînant dans la foulée, l'effondrement du communisme et le démantèlement de l'empire et de l'emprise de l'URSS. Des archives devenaient tout à coup accessibles et consultables vers l'an 2000. Encore fallait-il les traduire... Patience encore, car il y avait des milliers de noms à décrypter; enfin, ceux qui ont été consignés.
Elle m'avait fait partager son fantôme. Le fantôme de Théodore qui était devenu un peu beaucoup le mien, au point de poursuivre les recherches même après le décès de Jeanne en 2010. C'est ainsi que je continuais de fréquenter les conférences sur les "Malgré-Nous" dans le secteur, à glaner le moindre indice, à écrire, écrire toujours et encore... chercher à savoir.
Avec le recul que me procurent ces décennies à partager l'ombre d'un incorporé de force disparu, je pense que Jeanne, malgré nous et malgré tout ce qu'elle a pu vivre et construire après la guerre, n'a jamais véritablement pu arrêter de souffrir le deuil de Théodore. Quand j'y repense, elle en était touchante lorsque chaque année pour la Toussaint, elle déposait un arrangement de pensées et de chrysanthèmes sur le carré composé de 6 ou 7 tombes de jeunes aviateurs nord américains, tombés sur le ban de la commune lors des combats et enterrés tout au fond de notre cimetière à Hélsa. Nous nous y rendions le plus souvent ensemble et ça m'a fait tout triste et poignant lorsqu'elle a verbalisé un jour tout haut le pourquoi de son geste. Elle disait que ces soldats reposaient bien loin de leur pays et de leurs familles, que ça devait surtout être compliqué pour celles-ci de venir pour honorer ou se recueillir sur les tombes de leurs morts; que peut-être tout là-bas, à Tambov, une personne faisait pareil et fleurissait parfois la tombe de Théodore...
Théodore était né en 1916 et aurait donc eut 100 ans cette année. Inscrire son nom sur un "Mur des Noms" qui se situera au mémorial du STRUTHOF, camp de concentration à Schirmeck comme projette de le faire la Région Alsace cet été, ce sera un peu comme de lui offrir une sépulture, ainsi qu'à tous ces gens que la guerre, une guerre qui avait contraint des milliers d'entre eux à revêtir et à combattre dans un uniforme qui n'aurait jamais dû être le leur, puisque cette incorporation de force va à l'encontre des lois qui régissent un tant soit peu les guerres. A ce stade, il convient de remercier les personnes à l'initiative desquelles ce Mur des Noms verra le jour en 2016, libérant par la même occasion la parole sur ce pan de l'Histoire, marquant l'Alsace de manière troublante et trouble. Oui, MERCI pour cette forte et impérissable marque de reconnaissance du statut de ces hommes -sans oublier ces femmes obligées d'aller travailler en Allemagne-, honteusement utilisés, jetés, englobés dans la honte et un silence fracassants.
A ce stade, je me dois de rajouter que j'ai toujours été habitée par le sentiment étrange que sans la guerre, sans les mouvements de populations qu'elle a entraîné, sans le destin tragique de Théodore, ma mère n'aurait fort probablement jamais eut la moindre chance de croiser la route de Casimir, cet ex-soldat ex-prisonnier de guerre et polonais de surcroît, né à 2 pays d'ici, là-bas, tout à l'Est, à plus de 1350 kilomètres de Hilsenheim, je n'existerai pas.
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Vers la fin des années 60, il se murmurait dans le dos du Asch-Sèpp (le Joseph aux cendres, car à une époque reculée, collecter les cendres dans les foyers qui se chauffaient alors exclusivement au bois, était un boulot d'appoint rémunéré, puisque ces cendres servaient à fabriquer le savon) qu'il perdait un peu la tête, car il allait se poster tous les jours à l'entrée du village pour guetter le retour de ses fils. Car outre Théodore disparu à Tambov à l'âge de 27 ans, Fernand, l'un de ses jeunes frères, également "Malgré-Nous", était tombé en Pologne; il avait à peine 19 ans.
Micheline
14 Mars 2016.
http://www.malgre-nous.eu/spip.php?article3869
Rajouté le 11 Août 2017, suite à un article paru dans les DNA du 09 Juillet 2017:
Dans le témoignage recueilli et consigné par le maire de HINDISHEIM et son adjoint, M. Louis Mutschler, 90 ans, incorporé de force dans l'armée allemande et rescapé du camp de Tambov, évoque "... qu'il y avait au camp, la fameuse baraque 22 où ils entassaient des centaines et des centaines de morts durant l'hiver 44. En juin 45, on a dû creuser des fosses....".
(Août 11/2017)