et les beatles chantaient

"D'r Booo konmmt!"

- "Booo..., lonmm'ba, anld'iiissa, hànsa bèlss!" (chiffons, ferraille, peaux de lapins).

 

Lorsque nous entendions l'appel du Booo, un homme placide qui arpentait régulièrement les rues du village avec sa carriole à soufflet, tirée par un cheval de trait au pas lent et lourd, nous nous précipitions pour décrocher dans la basse-cour, les peaux de lapins retournées et raidies, afin de les lui apporter.

 

C'est que, pour chaque peau, nous recevions invariablement dix centimes que le Booo extirpait d'une boîte posée à côté de lui, sur le banc. Nous ne le savions pas encore à l'époque, du temps ou nous avions entre 5 et 10 ans, qu'il s'agissait là de notre tout premier argent de poche. Car avec ces 30 à 50 centimes glânés de la sorte, nous pouvions nous précipiter chez Sch... Jeanne, l'épicière de presqu'en face de chez nous, et y acheter des carambars ou des chewing-gums gagnants à 5 centimes/pièce, ou -mieux encore-, toute une poignée de petits chewing-gums à un centime l'unité. Ils avaient des couleurs vives et trônaient  dans un bocal transparent,  posé bien en évidence  sur le comptoir. Jeanne les comptait avec et devant nous et, si par malheur elle tentait de nous refourguer trop de blancs, nous protestions haut et fort: nous en voulions un maximum de ceux qui nous coloraient temporairement la langue en vert, en rouge ou en jaune!

 

Chez Sch... Jeanne, l'épicière, on s'y rendait quasiment tous les jours. Si par exemple la moutarde venait à manquer à la maison, pas de souci, on attrapait un verre à eau (qui devenait alors un verre à moutarde) plus une pièce de 50 centimes, et on traversait la rue en sautillant; cela faisait gaiement tinter la pièce de monnaie emprisonnée à l'intérieur. Et Jeanne happait notre verre avec le sou, trottinait jusqu'au fond de son petit magasin, actionnait une manette de l'un des tonneaux couchés sur une étagère et  le remplissait ainsi avec de la moutarde -à hauteur de 50 centimes-, et hop's, le tour était joué.

 

Petite fille, je rêvais de devenir Sch... Jeanne plus tard, lorsque je serais grande et en âge de travailler. A chacune de mes visites, j'étais en extase devant ces étagères savamment garnies et les petits carnets publicitaires "Wonder" ou "Banania", sur lesquels elle notait avec application  le prix de ce qu'on venait d'acheter, posait l'addition et arrachait le "Zèttala" (fiche de caisse) d'un geste élégant et nous le tendait. Je trouvais ce rituel hautement excitant et fascinant. Et je suis certaine qu'en fouillant parmi le bric à brac sur mon Schopf (préau), je dénicherai à coup sûr, l'un ou l'autre présentoir à chocolats de chez Sch... Jeanne.

 

Car Jeanne avait deviné ma fascination pour son épicerie et me proposait parfois un carnet à l'entête des piles "WONDER, qui ne s'usent que si l'on s'en sert!" ou un présentoir à barres en chocolat devenu obsolète. J'avais ainsi pu recréer chez moi, une modeste réplique de son magasin en garnissant des planches devenues étagères, ainsi que ses deux ou trois présentoirs, avec des boîtes de Kub Or et autres emballages alimentaires vides.

 

Toutefois, mon coeur balançait lorsque j'accompagnais ma mère chez Jeannine, la coiffeuse du village, où que je m'y rendais seule pour me faire retailler les pointes ou la frange. Je me délectais littérallement à humer à pleines narines, les odeurs âcres des produits pour permanente qui se mélangeaient à celles, plus agréables des shampoings et surtout de cette laque de couleur violette dont elle bombait généreusement les coiffures terminées pour les figer dans un nuage suave. Mmmhh..., mais alors qu'est-ce qu'elle sentait bon....;  et je ne comprenais pas que certaines clientes puissent la bouder et lui préférer la laque Elnett, plus moderne et qui promettait d'être légère et de ne pas scotcher la coiffure. Aujourd'hui encore, je reconnais ce parfum qui est, hélas, resté le même à travers les décennies, et que je trouve toujours aussi repoussant.

 

Comment ne pas évoquer avec émotion et délice, les piles de romans-photos, lovées dans les niches sous chaque miroir... Aaah..., me plonger et décrypter ces histoires d'amour compliquées dans lesquelles, après moults rebondissements et trahisons, la fin était immanquablement belle et heureuse. Je m'appliquais à  ordonner soigneusement les revues, à les refermer et les ranger, juste pour pouvoir prolonger encore un peu plus ma visite dans le salon.

 

Ces parenthèses parfumées, nimbées de beauté et de douceur, me donnaient accès par petites touches, au monde des adultes. Je le soupçonnais fascinant. J'avais hâte de grandir, de l'intégrer pour de vrai.

Ironie du sort, à la mort de Sch... Jeanne, Jeannine délaissa la rue Croisée, racheta l'épicerie et la transforma en salon de coiffure. Du coup, les deux coups de coeur de mon enfance se rapprochaient et se confondirent en un seul et même lieu.

 

Jeanne était une personne discrète, croyante et très pratiquante, mais qui était une institution et un roman à elle toute seule. Aujourd'hui on dirait sans doute d'elle, que c'était une crème.

A l'époque, Hélsa comptait encore quatre épiceries  -une par quartier-, en plus de la Coopé, rue de Bindernheim. Et il n'était pas rare que les épicières, pourtant concurrentes, s'entraident et se dépannent mutuellement si un produit ou des denrées venaient à manquer dans l'attente du passage du "Gervais-Wanjia" (camionette de livraison) ou autre fournisseur.

 

Dans l'épicerie de Jeanne, on commentait aussi les nouvelles du village. Mais j'étais alors trop jeune pour en avoir véritablement conscience. Jeanne avait une manière bien à elle pour nous extirper assez finaudement des informations relatives à ce qui se disait ou se passait chez nous, à la maison. Mais ça, maman le savait et anticipait, faisait le tri entre ce qui pouvait se communiquer ou pas, des questions qu'il convenait d'esquiver absolument. Rude exercice, mais c'est ainsi que j'ai appris la ruse et les rudiments de la langue de bois, de la diplomatie sans doute!

 

 Toutefois, il faut bien le dire, Sch... Jeanne était une marchande mais c'était une perle qui ne perdait jamais patience et toute entière dévouée à son commerce. Je devrai presque dire, esclave de ses clients, aussi petits et jeunes soient-ils!

 

Car certaines nuits, pendant les longues vacances d'été, alors que nous trainions autour de la rangée de voisins qui avaient pour habitude de sortir leur chaise devant chez nous, en face du lampadaire, pour discuter ensemble avant d'aller se coucher, nous -une poignée de gamins-, nous guettions le moment où la lumière de la fenêtre juste au-dessus de la vitrine de l'épicerie s'allumerait, pour aller toquer à la porte du magasin. Munis d'un sou du Booo ou d'une ou deux pièces de 20 centimes dérobées dans le porte-monnaie familial (aïe....!), prétexte futile pour faire répparaître Jeanne.

 

Jeanne montait généralement se coucher aux environs de 21H30 mais, professionnelle jusqu'au bout du service aux autres, elle ouvrait sa fenêtre et nous demandait avec un sourire un peu forcé:

 

 -"Jaaa...., wannsss wèllen'r, kénndr' ?". (ouiiiii...., qu'est-ce que vous voulez, les enfants?".

 

  -"Chhh'wing'- goum, Jeanne!", répondions-nous en choeur et avec une assurance même pas feinte!

 

L'assurance qu'elle descendrait en chemise de nuit, nous rouvrirait l'épicerie pour nous vendre ses chewing-gums à un centime, les plus faciles à partager équitablement entre nous. A dire vrai, nous étions curieux car nous délirions et spéculions sur la longueur des cheveux de Jeanne. Des cheveux que les clients, que tout le monde lui connaissait nattés et enroulés en forme de chignon dans la nuque. Nous espérions secrètement l'apercevoir avec les cheveux défaits et tombants librement sur les épaules. Quant à ça, Jeanne, comme nombre de femmes sans âge de ce temps-là, ne se départissait jamais de sa natte terminée par un petit  élastique. Elle se contentait seulement d'enlever les pinces qui la retenait et la muselait tortillée en boule dans la nuque durant la journée.

 

 

Que Jeanne redescende pour rouvrir son épicerie dans la nuit, en chemise de nuit, ne nous étonnait pas davantage que ça. En fait, je crois que nous trouvions cela, pour ainsi dire, normal. Si des enfants se permettaient pareille liberté actuellement, sans doute que cela se terminerait par un signalement, une entrefilet dans le journal local, des insultes, voire pire, à la gendarmerie, peut-être...

 

Nos parents n'ont jamais su, ou alors beaucoup plus tard, alors que nous étions déjà devenus des adultes depuis belle lurette,  que nous nous permettions de telles fantaisies nocturnes.

 

Mais de voir la longue et maigre natte couleur poivre et sel de Sch... Jeanne, quel privilège! Cela valait bien quelques bravades nocturnes.

 

(Décembre 2011)

 


 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



29/12/2011
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