et les beatles chantaient

"D'r Mouch'l"

 

-"Sésch d'r Mouch'l", susurrai-je à voix basse tout en exagérant les mouvements de ma bouche pour me faire comprendre discrètement après avoir été jeter un oeil par la fenêtre donnant sur la rue. Car Sèppl marchait déjà au milieu de la cour, presque sous la fenêtre de la cuisine où nous finissions de déjeuner.

Nous ne connaissions pas la signification du mot "mouch'l", mais pour nous, gamins, mouch'l était synonyme de marchand, voire de marchand de tapis. Quoique le Sèppl, malgré quelques descentes de lit à dominante rouge, ne proposait pas que ça, dans son riche assortiment  savamment disposé et mis en valeur, comme si sa personne tout entière, était une vitrine. Bardé de la sorte, il trimbalait une mercerie à lui tout seul sur lui!

 

L'autobus Sch. de Muttersholtz le déversait un samedi sur deux durant toute la belle saison, lui et l'accoutrement dont il s'affublait les épaules et un bras, et s'en allait trottinant à travers les rues du village pour y pratiquer son commerce ambulant de maison en maison.

 

Sèppl aimait parler de son pays, l'Algérie, de ses montagnes où il arrivait que la neige tomba, de la chaleur écrasante mais qui ne le rebutait pas, lui. Loin d'être inactif pendant les longs mois d'automne et d'hiver alsaciens, Séppl s'occupait alors de la récolte de ses oranges, ses oranges qui étaient exportées en France, entre autres. Sa femme et ses nombreux enfants restés au pays, faisait prospérer les orangeraies lorsque lui, pratiquait le commerce ambulant.  

 

Quand il arrivait qu'il n'aie pas un article, sans rien noter, il vous dénichait à coup sûr, le tablier boutonné jusqu'en bas -et à la bonne taille, s'il vous plaît!-, ou le pull-over camioneur, un modèle que mon père affectionnait particulièrement en hiver pour aller travailler.  La fois suivante, Sèppl rapportait sans faute l'article commandé, parfois même en 2 ou 3 coloris différents pour offrir un  choix. Mais il n'y avait pas toujours quelque chose à lui acheter. Sèppl comprenait et n'en tenait rigueur à personne; il rentrait quand même dans la maison, montrait rapidement les nouveautés qu'il avait dénichées chez ses grossistes de la Grand-rue à Strasbourg. Il proposait toujours de faire un genre de crédit ("tu prends tout de suite et tu paies la prochaine fois ou quand ça va"), mais de ça, maman n'en voulait pas, même si la confiance et l'empathie fonctionnaient dans les deux sens. A d'autres fois, il redescendait l'escalier juste après avoir dit son "bonjour" pointu et qui roulait un peu sur le "r", suivi de sa phrase habituelle: "c'est juste pour dire bonjour, voir comment tu vas, salut et à la prochaine fois."

 

Sèppl n'avait pas d'âge. Il était toujours pareil. Petit homme menu, toujours bien mis, le visage basané et plissé, une voix douce, jamais un mot plus haut que l'autre, pas bonimenteur pour un sou, un air toujours sérieux, ne colportant jamais de ragots, juste sa gentillesse.

 

Maman disait qu'il venait déjà avant la guerre, tout pareillement accoutré, qu'il avait donc connu mes grands-parents (décédés en 1943 et 44), ainsi que maman adolescente et toute jeune femme. C'était à la fois incroyable et fascinant... Ce détail et cette longévité dans son commerce a sans doute contribué à ce que Sèppl était toujours le bienvenu et reçu avec un respect et une tendresse particulière et non feinte.

 

Durant les dernières saisons de ses apparitions à travers les villages du Ried , Séppl accusât petit à petit, le poids des ans. Et la fatigue  ralentissait sa marche, l'étendue de ses tournées se racourcissait.  Il disait ne pas souffrir de la chaleur mais lorsque la canicule sévissait, sèche et pesante en Alsace, implacable, et que le ramadan tombait en même temps, il avouait que de ne pas pouvoir boire, le faisait souffrir en fin de journée. Il nous racontait ses trucs pour ne pas se déshydrater, qu'il faisait comme les habitués du désert en gardant toujours veste et chemise boutonnées. Son petit bonnet violet en coton crocheté, lui gardait la tête au frais et en sécurité. Il mettait un soin particulier pour ne pas exposer sa peau au soleil et à la chaleur parfois écrasante. Il n'était pas rare de voir Sèppl, son baluchon et ses paquets de linge à un bout  du banc,  place de la mairie, et lui,  étendu sur le dos, les genoux repliés et ce, déjà une bonne heure avant l'arrivée du bus qui le ramènerait à Sélestat où il habitait.

 

Séppl nous avait fait plusieurs fois ses adieux en fin de sa saison ici, avant de s'en retourner en Algérie, son autre pays... et finissait par revenir le printemps suivant!

Si mes souvenirs sont exacts, il n'a cessé son business que vers l'âge de 82 ou 83 ans et nous avait alors donné son adresse là-bas, en Algérie. Nous avons promis de lui envoyer une carte pour la nouvelle année ou pour son anniversaire. Et quelle ne fût pas notre surprise de lire que celui que nous ne connaissions que sous le prénom de Sèppl, se prénommait en réalité, .... Mohamed.

Quelle intelligence et quelle finesse de percèption, quel pouvoir d'intégration surtout, chez ce bonhomme hors du commun.

Joseph étant alors le prénom le plus usité, le plus répandu et le plus populaire en Alsace jusqu'à la guerre; l'usurper pour le faire sien  -et dans la version alsacienne, s'il vous plaît!-,  était plus qu'astucieux. Qui y aurait songé?... Qui a seulement eu le moindre doute?

En tout cas, nous, nous y avions cru  jusqu'à ce que Sèppl-Mohamed mette un terme à sa carrière de vendeur alsacien; et sans doute bon nombre d'autres alsaciens également.

 

(Juillet 2012)

 

 

 



08/07/2012
5 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 18 autres membres