et les beatles chantaient

"De l'autre côté du Mur" (3ième et provisoirement, dernière partie)

 

......

 

Après avoir dormi à l'hôtel le premier soir, nous trouvons refuge chez des cousins fermiers à Gorzany, petit village dans les environs d'Inowroclaw. Ceci sur les indications d'un vieil oncle que  nous avions rencontré à l'adresse facilement retrouvée (à croire que dans cette ville moyenne, "ils" n'avaient pas déplacé les rues, comme aimait à le prétendre papa qu'on soupçonnait de ne plus très bien se repérer par rapport à ses souvenirs de jeunesse!). L'oncle a toujours habité et, heureusement pour nous, habitait encore toujours dans le même appartement. 

 

Afin de ne pas trop entraver la bonne marche de la ferme, nous nous éclipsons tout de suite après le petit-déjeuner. Première étape: Lechovo. Les cousins chez qui nous logeons, nous apprennent que le lieu-dit Rybitwy qui a vu naître mon père, a été rayé de la carte (s'il y a jamais figuré!) pour se voir rattaché au village le proche, à savoir Lechovo. Il a beau être situé tout à côté de Gorzany, il fût décidé qu'on s'y rendrait en voiture. Ca fait plus mieux pour l'ex enfant prodigue de revenir à ses sources, au bercail, en automobile qu'à pieds comme il en était parti début septembre 1939, à la déclaration de la guerre. Moi cette décision m'arrange plutôt, car les virées en groupe et à travers la campagne, ça ravive par trop des souvenirs de colonie de vacances pas très agréables (au "Grand Sterpois", mais j'y reviendrai sans doute un jour...).

 

Inutile de se faire indiquer le chemin, papa se targue d'en connaître les moindres méandres les yeux fermés pour l'avoir maintes fois emprunté dans son enfance et sa jeunesse et ce, même de nuit et recouvert de neige. C'est que, les rencontres et veillées chez les uns et les autres remplaçaient le téléphone et la télévision!

 

L'actuel record du monde du mille mètres? OK, je ne suis pas très au courant des prouesses de nos louables athlètes, mais j'imagine aisément que le plus nul d'entre eux, même en rampant, n'aurait pas mis plus d'une heure comme nous avec la 304, pour couvrir la distance!

A sa décharge, il convient de préciser qu'à l'époque de ces visites réciproques et inter-villages, le père n'avait jamais emprunté ce chemin autrement qu'à pieds ou en carriole tirée par un cheval. Et puis, les tracteurs, aussi rares soient-ils encore au tout début des années 70, ne creusaient pas encor d'énormes, que dis-je, d'aussi vertigineuses et irrégulières ornières dans ce chemin de terre.

Ca, pour cahoter, ça cahotait! Et grave...!

La voiture émergeait d'un trou pour aussitôt piquer de l'avant dans un autre tout aussi profondissime!

Il n'avait pas plu depuis plusieurs jours et le terrain était archi-sec et dur comme du béton. Impossible et empensable de risquer d'entreprendre un demi-tour sur une piste pareille. Nous étions bel et bien condamnés à avancer au coup par coup, ou, plus justement, au trou par trou!

 

Et, ce qui devait arriver arriva. Des trous de chaque côté du véhicule, sensiblement plus profonds que les précédents et clac! c'en était fait. Nous voici perchés, à cheval et en équilibre vacillant sur un monceau de terre durcie. La Peugeôt tanguait dans le vide. La carcasse émettait des craquements sinistres.

Vite! tout le monde dehors! Vous ne voyez pas qu'elle nous craque en deux, la 302! Aah..., on aurait l'air fins, tiens. Elle démarrait bien, notre tournée des grands ducs!

Et rien, absolument rien alentour, pas la moindre branche ou autre qui aurait pu faire office de levier afin de sortir notre carosse de son insolite et pour le moins, inconfortable posture! Il faudrait pourtant agir vite au lieu de rester plantés bêtement là, à touner autour de la voiture qui, même allégée de ses occupants, continuait de gémir et de grincer désespérément. La majorité de nos bagages était restés dans le coffre, ainsi que des fringues encore bien mais que nous ne portions plus et que nous n'avions pas d'emblée osé proposer à nos hôtes de peur de heurter leur susceptibilié. Je crois que, même issus du même sang, nous ne nous connaissions pas vraiment et surtout, n'étions pas suffisamment familiers pour oser parler de tout, aussi paradoxal que cela puisse paraître...


Mais revenons à nos moutons, ou plus justement à notre voiture, et tentons de raisonner pratique. Soulever l'engin en l'empoignant chacun à un coin pour ensuite aller le déposer un peu plus loin, là où il y avait des trous moins profonds? Impossible. Nous manquions de bras et de force pour ce faire. Non, le seul truc à tenter, ce serait que l'un de nous s'installe derrière le volant pendant que les deux autres essaient de soulever le flanc de la voiture du côté opposé au conducteur (c'est moins lourd!), jusqu'à ce que deux des roues reprennent contact avec le sol, en espérant que cela suffise pour grimper hors de l'ornière.

 

Ca n'a pas été sans peine ni sans ces petits mots difficiles à rapporter ici, tant ils sont "naturels" et célèbres! Ils assaisonnent et ponctuent habituellement tout effort surhumain, sifflés entre les mâchoires crispées par l'effort. Non mais, est-ce que vous êtes certains que tout un chacun scande le laconique "ho hisse!" dans ce genre de situation?...! Aahh... bon, hop's, oublions rapidement ce détail, cela me gênerait que l'on me croie vulgaire, f'r dèckl noch a monl! (nom de dieu, ou quelque chose de similaire!.

 

Nous avons sans doute réussi à détrôner notre indispensable moyen de locomotion de son drôle de perchoir (sans dégâts apparents), mais nous n'étions pas sortis de l'auberge pour autant. Ce n'était qu'à mi-distance que s'était produit cet incident et il reste encore toujours une bonne portion de trous à éviter! Une chance qu'il ne se soit trouvé personne dans les champs environnants, car le spectacle que nous leur avions donné, leur aurait fourni matière à rire jusqu'aux prochaines moissons!

 

Maman était restée au volant alors que nous autres nous gambadions en avant pour évaluer la profondeur des trous, indiquant avec force gestes, la manoeuvre dansante et périlleuse qu'elle aurait à effectuer pour les aborder ou les éviter. Inutile de préciser que nous tombions rarement d'accord sur l'itinéraire qu'elle devait suivre!

Maman était en nage au sortir de ce parcours du combattant, fastoche avec un char d'assaut, mais avec une modeste voiture de tourisme, c'était une toute autre histoire! Au retour, c'était clair, nous emprunterions la route traditionnelle, quittes à parcourir les dix bornes au lieu du petit kilomètre et demi que nous venions de tracer plus que péniblement!

 

En émergeant de derrière le bosquet qui masquait la sortie de notre route de malheur, nous embrassions aisément du regard, l'ensemble du village Lechovo, composé d'une dizaine de fermes à peine.

 

 Zut alors! nous sommes rendus trop loin. En principe, LA ferme aurait du se trouver quelque part, là, sur notre droite, bien avant d'arriver aux abords de Lechovo. Qu'est-ce que ça veut dire? L'aurait-on rasée en même temps que le nom du hameau qui avait vu naître mon père? La bonne blague. A moins qu'on n'ait profité de son absence pour déplacer les routes, comme il aimera à le prétendre lorsque nous nous retrouvions perdus dans une ville, un quartier. Tout plutôt que d'oser avouer que les souvenirs vous trahissent, les bougres.

Bref, quelque peu dépités, nous faisons demi tout et rebroussons chemin, mais en roulant au pas cette fois-ci.

Bizarre..., bizarre.... nous scrutons le paysage à nous dévisser les yeux mais, mis à part un chemin de terre très abrupt, nous ne remarquons rien de particulier. Pourtant, en roulant dans ce sens, notre champ de vision aborde un angle différent et nettement plus élargi. S'il y avait eu quoi que ce soit, nous n'avons pas pu le zapper. Nous affichons un air plutôt penaud, pour ne pas dire autre chose. Nous retrouvant là, dans la voiture à l'arrêt sous un bosquet d'arbres et nous triturant les méninges... Ah, vraiment, ce serait trop idiot de rentrer bredouilles, surtout après avoir la traversée kamikaze que nous venions de livrer. Ca ne pouvait tout de même pas n'être que pour des prunes, tout ça, enfin quoi.

Le paternel se transposait à haute voix quelques décénnies en arrière, essayait de situer les choses, de confronter les bribes de repères qu'il tentait d'extirper du fin fond de sa mémoire afin de les confronter avec la réalité qu'il avait autour de lui aujourd'hui.

Deux, maximum trois maisons étaient venues se rajouter à celles qu'il commençait à reconnaître. Des noms d'habitants d'avant, de bien avant, surgissaient également comme pour appuyer ses dires. Et la rivière, la rivière où il se rendait tous les soirs avec les oies? Eh bien oui, elle coulait toujours là, légèrement en contrebas.
Pas de panique, on y arrive, on y arrive! Les souvenirs commencent à prendre corps, à se préciser lentement, un peu à la manière d'un tableau qu'on redécouvre, dont on retombe amoureux une seconde fois, qu'on prend la peine de réexaminer dans ses moindres détails, un peu comme pour y découvrir le pourquoi de tant d'éblouissement.

Papa finit par se rappeler qu'il fallait effectivement emprunter un chemin de terre pour arriver jusqu'à la maison, sa maison.

Toutefois, celui qu'on avait remarqué sur le flanc de la colline, lui semblait beaucoup plus étroit que celui qui était resté gravé dans sa mémoire de jeune homme. Il faut dire qu'il ne l'a sans doute jamais grimpé en voiture! C'est donc une première en cette journée d'été un peu particulière.

Wouahou! Quel démarrage en côte! Ce n'est pas de ma vieille R4 que je pourrais tirer pareille prouesse!

Après avoir peiné sur quelques dizaines de mètres seulement, le chemin s'arrête pour faire place à une vaste cour où notre soudaine irruption sème la panique parmi les poules et autres volatiles qui grouillaient et picoraient calmement là. Juste en face, devant la grange béante qui délimitait la cour, une jeune garçon brosse impassiblement un cheval brun et racé.

Mais qui dit grange, écurie, cheval, poulets, etc.... est en droit de penser que la ferme, la maison d'habitation, ne peut pas se cacher bien loin.

Dans un premier temps, nous sommes tout interdits et un brin éberlués, d'avoir débarqué de la sorte en plein dans ce qui semblait de plus en plus être dans le mille.

Et la voilà, la maison! Encadrée de lilas et de surreaux dont les branches caressent le toit. Pas étonnant donc, que nous n'ayions rien aperçu d'elle depuis la route.

Le jeune homme aperçu toute à l'heure en débouchant du chemin, délaisse le cheval pour venir tourner autour de notre voiture. Sûr qu'il ne s'agit pas d'une Cadillac, même si, pour l'époque, la Peugeôt pouvait se targuer -modestement toutefois-, d'avoir un brin d'allure. Mettons que la scène était davantage insolite, un véhicule à chevaux mécaniques, posé là, en plein milieu de véritables  bestiaux de ferme qui s'agitaient dans une belle cacophonie!

Nous nous dirigeons comme un seul homme vers une femme au visage anguleux, encadré par un foulard aux couleurs indéfinissables. Elle est apparue sur le perron, triturant nerveusement son tablier avec ses doigts longs et noueux, se demandant certainement ce que lui voulaient ces étrangers débarqués de la sorte au beau milieu de sa cour.  

Si elle ne nous a pas reconnus, du moins se doutait-elle qui nous pouvions être. Au fond, il s'avéra qu'elle s'y est toujours un peu attendu, à ce qu'un jour où l'autre, quelqu'un de la famille débarque à la ferme pour réclamer son dû, une part de l'héritage. Mais les années passant, puis devinrent des décénies sans que jamais personne ne refasse surface. Alors la veuve et le fils unique de l'un des six frères de papa continuèrent  à exploiter tranquillement la ferme. Avec le temps qui s'écoulait, ils ont fini par se faire à l'idée que la famille s'était peut-être éteinte et que jamais personne ne reviendrait rôder autour de la ferme, du berceau familial.

Pas étonnant dans ce contexte, que l'accueil fût relativement froid et même un peu tendu. De plus, Stanislaw, le fils -mon cousin-, est aux champs et il n'y a là que des femmes restées à la maison. Ma tante et Christina, sa brue avec deux gamins aussi blonds que leur mère. Adam et Ewa qu'ils se prénomment, les bambins, le troisième est encore en gestation. Il y en aura quinze en tout dont deux paires de jumeaux. Le nom "Goliwas" n'est pas près de s'éteindre!

Une fois les présentations faites, on nous invite à l'intérieur. Il nous a fallu peu de temps pour comprendre pourquoi les deux femmes étaient tellement empressées à nous faire découvrir l'exiguité et le confort sommaire des  lieux.

-"Oh, schrèck (horreur) ! Le père ne doit pas se sentir dépaysé! La cuisine n'a pas dû connaître de chamboulement notoire depuis la génération précédente. Son sol avec des dalles en pierre et malgré la robustesse du matériau, on remarquera l'usure faite par les passages des humains qui y vécurent... La pièce, très dépouillée: une table, quelques tabourets en bois et, tout au fond, une grande cuisinière à bois tournait à plein régime. Des patates mijotaient dans une grosse marmite au couvercle balbutiant. Le buffet est tellement petit qu'on ne le remarque pas tout de suite.

Nous traversons rapidement la cuisine et nos hôtes nous installent dans la salle à manger située dans l'aile gauche de la maison qui, comme dans la plupart des appartements à cette époque où il ne se construisait pas beaucoup de logements neufs en Pologne, les deux canapés à "couvercles" qui camouflaient les oreillers et couettes, se transformaient en lits, une fois le soir venu. Le plafond y était bien plus haut que dans la cuisine, et les murs semblaient avoir été repeints récemment en vert d'eau. Une grande table cerclée de chaises et un bahut constituaient le reste du mobilier. Papa aura seul le privilège de visiter l'aile droite de la maison, notamment la chambre de la tante, l'endroit où il a vu le jour...

-"Chez vous ça a l'air d'aller bien. Venir d'aussi loin et en voiture. Dans votre voiture? Dieu que cela doit revenir cher, un voyage pareil....", qu'elle dit, l'air rêveur, la tante.

-"Et vous dites que vous avez fait construire une maison, là-bas, en France, une maison dans laquelle il n'y a que vous qui y habitiez? Et entièrement payée?".

-"Nous on a quoi, ici, un toit au-dessus de nos têtes? Bien sûr. Mais la maison est dans un tel état que des champs ont même dû être vendus pour financer les réparations de première nécessité. Stanislaw, qui a tendance à lever trop souvent le coude, un troisième enfant en route et la ferme qui rapporte à peine de quoi faire survivre tout ce monde....".

L'atmosphère se détend lorsque la tante se rend compte que nous n'étions pas venus avec une idée derrière la tête, comme celle de réclamer une part de l'héritage. Et, du coup, elle nous invite même à partager leur déjeuner, d'ailleurs elle donne déjà des consignes dans ce sens à sa belle-fille. C'est que, nous avions déjà déjeuné à midi! A ce stade, nous ignorions encore qu'en Pologne, les horaires des repas étaient quelque peu décalés, qu'ici on mangeait après 15 heures, lorsque le soleil est bien trop haut et écrasant pour pouvoir  travailler dans les champs.

Sur ces entrefaits, arrive enfin l'homme de la maison, mon véritable et authentique cousin. Mmmmhhh...., je suis déçue, Stanislaw est tout le portrait de sa mère, la même charpente osseuse, en plus grand, en très grand même et avec un profil tout aussi pointu et anguleux que le sien. Et moi qui pensait trouver trouver des traits du défunt oncle Wojcech sur le visage de son rejeton... En tout cas, une chose est claire, le cousin ne porte pas le nez, le fameux nez un peu trop large à mon goût, de la famille!

Allez, on arrosera une autre fois ces retrouvailles. Ces gens ont envie de manger, c'est leur heure. D'ailleurs le repas mijote depuis trop longtemps autour de la marmite de pommes de terre. Ca se sent. Nous nous levons pour prendre congé. Soudain un besoin me submerge, impérieux. Avant de remonter dans la voiture, il me faut toucher la terre de près, pour de vrai. Pas la terre battue qui recouvrait la cour, non, une vraie motte grasse, travaillée et retournée mainte et mainte fois par mes ancêtres, par tout ceux dont le souvenir m'avait été inculqué et qui me revenaient là, en vrac et en masse, en ce point du globe où la vie a jailli et s'est ancrée, un peu avant la première guerre mondiale (... toujours des histoires de guerre à l'origine des mouvements de personnes, de grands chambardements,....), de ces mottes qui donnent à manger aux gens, à des générations de gens qui se succèdent, c'est comme ça...

Je me désolidarise discrètement du groupuscule qui continait de papoter près de la voiture. Je longe le jardinet dans le prolongement, à l'arrière de la maison pour arriver devant un champ de blé rasé. J'écarte un peu la paille et les piquants pour enfoncer mes doigts jusqu'à atteindre la terre collante et humide. A ce moment-là j'ai un réflexe idiot, je me dépêche de ronger tout ce que je peux, mes ongles, la peau autour et même celle sur mes jointures. C'est douloureux, ça commence à saigner par endroits. Bientôt un mélange bizarroïde s'amalgame dans ma bouche, se mélange avec la salive. Je recrache le tout pour le mélanger à la terre que je réchauffe et pétris dans ma main. C'est certainement ridicule, mais j'aime à penser que lorsque le champ sera retourné, un peu de la terre de mes ancêtres s'imprègnera de moi, qu'il s'y collera un petit quelque chose de moi, de mon passage...

Je risque un oeil alentour pour m'assurer que personne ne m'a vue, et là, séquence émotion, j'aperçois tout: les champs, le pont, la rivière, les vaches, ... ne manquait au tableau que les oies.... et le petit garçon chargé de les garder à son retour de l'école de Pakosc... J'étais venue instinctivement à l'endroit où avait pour habitude de se tenir, d'oberserver et de régenter tout son petit monde, mon arrière grand-père...

Comme la visite de la maison natale a été plus brève que prévue (c'est que, nous avions d'abord estimé qu'une après-midi entière ne serait sans doute pas de trop pour un pareil évènement), ça nous laisse du temps pour traîner encore un peu dans le village.


Gamins, ils étaient inséparables, papa et Szeczpan (Stéphane). Mais ils se sont complètement perdus de vue après avoir usé en choeur, les bancs de la communale. Szczpan était fils de fermiers et, s'il a usé de son droit en tant qu'aîné, il aura repris le flambeau et continuerait sans doute d'habiter dans la ferme familiale.
Seulement voilà, ici aussi, le panorama avait quelque peu changé. D'ailleurs petit rappel du leitmotiv de papa durant tout ce voyage: "ha, c'est pas possible, ILS ont déplacé les routes!". Sans doute, sans doute....

Toutefois, Lechovo était resté suffisamment petit pour que chaque habitant puisse être un tant soit peu au courant, de la destinée de ses concitoyens. Et elle devait sûrement pouvoir nous renseigner, la brave dame qui était en train de traverser la rue devant nous. Enfin, traverser c'est beaucoup dire, elle restât carrément figée, statufiée au beau milieu du chemin, une gamelle coincée dans une main, interdite par ce spectacle ô combien insolite: une automobile qui déboule dans sa rue, un jour de semaine de surcroit! Alors puisque la halte s'impose devant un tel obstacle, papa est tout désigné pour aller se renseigner auprès d'elle, il est le seul à causer le polonais.

-"Prosze Pani", (s'il vous plaît, Madame"), l'interpella-t-il.

Il n'en placera pas une de plus.
La-dite dame lâcha subitement sa casserole (pauvre toutou d'en face, il n'aura plus droit aujourd'hui aux restes du déjeuner, son repas s'est éparpillé et enlisé dans la terre sablonneuse du chemin). Tout s'enchaîne très vite. Tout à coup, la voilà qui empoigne le paternel et le soulève de terre comme une vulgaire marionette. Dieu qu'il n'est pas vraiment à son avantage, le père, avec ses bras inertes, plaqués le long du corps et les jambes qui pendouillent et se balancent tristement dans le vide. La femme entame une pirouette avec sa proie collée tout contre sa poitrine. Un cri aigu -toujours le même-, s'échappe de sa bouche complètement édentée:

-"Kaszu! Kaszu,...!" (entendez "cachou").

Et nous, nous qui n'osions pas sortir de la voiture, nous nous regardons, complètement cois et médusés, un peu au bord de l'hilarité tout de même. Comment? Qui aurait pu imaginer qu'il existât un diminutif pour un prénom aussi net et aussi ciselé de "Casimir"?

-"Kaszu, Kaszu!". Elle finit par alerter quasiment le micro-village entier avec ses cris! Et voilà que des fenêtres s'ouvrent, des habitants proches de la scène sortent de chez eux, commencent à investir la rue, s'agglutinent autour de Kaszu dont le visage congestionné émerge au-dessus de la gorge généreuse de la femme qui ne se lasse pas de tourbillonner, au risque de l'étouffer, son Kaszu.

Après avoir fini par lâcher sa prise, la femme piaille à la ronde d'une voix sur-aigüe et saccadée parce qu'à bout de souffle, tout en pointant son index vers la colline d'où nous venions.

Une bonne partie, que dis-je, la majeure partie des villageois, dont Szcepan, l'ami d'enfance arrivé du bout de la rue où nous étions arrêtés, se trouvait là, rassemblés autour de l'enfant prodigue encore tout pantois et étourdi après sa ronde folle et forcée.

C'était en 1975, en plein mois de juillet, de l'autre côté du mur, les retrouvailles un brin fortuites et spectaculaires de papa et de Theodora. Elle venait prêter main forte dans la cuisine de la ferme des Goliwas, lorsque les travaux des champs battaient leur plein et nécéssitaient beaucoup de bras.

Cela remontait à l'époque d'entre les deux guerres; mais elle avait reconnu d'emblée en apercevant mon père, le jeune homme d'alors.

 

(03 Mars 2013, veille de la St Casimir...!)

 

 

 

 

 

 

 



27/12/2012
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