et les beatles chantaient

S' Kàrlinn'

 

   Kàrlinn' (Caroline) quittait chaque fin de semaine le Illa Gassl' (ruelle des Hiboux, l'actuelle rue des Lilas) en poussant laborieusement une kütsch marron (un authentique landau de guerre et d'un peu après-guerre aussi, démodé certes, mais qu'elle avait recyclé sans le moindre aménagement spécial, pour y entasser l'hebdomadaire "L'Ami du Peuple" (créé par Marat, je crois, et toujours en vente sous le titre de "L'Ami-Hebdo") qu'elle s'en allait distribuer aux abonnés (plutôt nombreux à cette époque où les institutrices de l'école des filles étaient des religieuses...) du village.

   Pour moi qui devait avoir l'imagination fertile (ou du moins comparative!), Kàrlinn avait plus que des similitudes avec "Tartine", un personnage de bande dessinée que j'affectionnais tout particulièrement. Toutes deux avaient les cheveux fins, tirés en un même petit chignon au-dessus de la nuque; plus du tout de dents pour Kàrlinn et juste une unique incisive pour la Mère Tartine, un menton en galoche qui, il s'en fallait vraiment de très peu, aurait pu flirter avec le bout de leur nez. Dans mes souvenirs, je revois Kàrlinn portant toujours une robe-tablier sombre et des schlàmpas (savates, pantoufles) ou des galoches noires et basses en caoutchouc en hiver.

   Kàrlinn adorait les chiens et les chiens aimaient Kàrlinn. Ces chiens dits de garde, des bâtards souvent hargneux qui passaient pour la plupart d'entre eux, leur vie attachés entre leur niche et le portail. Il n'était pas rare que Kàrlinn rentre dans les cours de sa tournée où il y avait un chien et donnait "L'Ami du Peuple" de la main à la main, prétexte pour se précipiter sans la moindre once d'appréhension, sur le chien muet et peut-être dans l'attente, a. Les chiens, même les plus belliqueux, se laissaient enserrer et embrasser et écoutaient causer Kàrlinn sans broncher. Des marques d'affection aussi démonstratives et spontanées étaient plus que rares dans une vie de chien des années 60...

   Diane, notre chien, ne faisait pas exception à la règle. Qui lui avait déniché ce fort joli nom qui aurait davantage convenu à une chienne?... D'autant plus qu'alors, bien avant que n'émergent des règles qui reliaient une année de naissance à une initiale de nom pour certains animaux, pratiquement tous les chiens de Hélsa et certainement d'ailleurs, s'appelaient Teddy, Boby, Rex, Maxl', Waldy, Fidèle ou encore Tino (en l'honneur du chanteur Tino Rossi qui se rappelle encore à nous lorsque Noël arrive, avec son indétrônable "Petit Papa Noël" qui lui survit allègrement sans prendre une seule ride).

   Diane était de taille moyenne et avait le poil ras, dur, blanc agrémenté de quelques taches noires. Un brave bête, docile et gentille comme tout. Dans notre imaginaire de gosses, elle devenait parfois poney et se laissait "atteler" au petit charriot en bois de mon frère dans lequel je disposais quelques unes de mes poupées. Et en avant toute pour une expédition dans la forêt toute proche!

   Le souci, c'est que Diane ramenait parfois des tiques ancrées dans son pèltz (poil, fourrure) de ces expéditions. Pas de problème, il suffirait d'en parler à Kàrlinn à son prochain passage. Le plus sérieusement du monde, elle mettait tout un rituel en place, digne du meilleur véto qui, dans ces années-là, dédaignait les menus et grands bobos des bestiaux dits domestiques. Pour se débarrasser d'un chien devenu trop vieux, malade ou mauvais, il devait s'éteindre tout seul, douloureusement, ou l'on faisait appel à un chasseur parfois un voisin qui possédait un fusil pour lui administrer le coup de grâce. Des moins chanceux étaient confiés aux bohémiens lorsqu'ils leur arrivaient de traverser le village, déambulant derrière leur brinquebalante roulotte en bois, en mendiant ou en proposant des menus services (scharraschliffa: aiguisage de couteaux,...). Qu'en advenait-il d'eux, lorsque leur carrière de chien de garde était révolue?....

   Les choses ont bien changé depuis.
   Pour sa besogne, Kàrlinn demandait à ce qu'on lui donne un mouchoir propre, en tissu; il n'en existait pas d'autres à l'époque, nix Kleenex.

Elle s'agenouillait devant Diane et entreprenait de lui palper le pèltz afin de repérer et de compter les vilaines suceuses de sang. Puis elle opérait lestement, même le chien n'avait pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait! Il ne bronchait pas, comme pétrifié ou soulagé qu'on le débarrasse de ses parasites.

   Longtemps j'ai cru que Kàrlinn aspirait les tiques et la scène me dégoutait quelque peu, toutefois pas au point de quitter la scène des opérations que tous nous suivions avec un brin de fascination mêlé de reconnaissance et d'amusement aussi, envers cette brave femme.

   En fait, elle opérait avec ses modestes moyens et connaissances et, pour que les tiques lâchent prise, elle approchait son visage au maximum et leur crachait copieusement dessus, après avoir dégagé les poils autour de chacune d'elle. Puis, d'un coup sec, elle les arrachait une à une avec le mouchoir.

   Une fois qu'elles furent toutes ôtées, jetées à terre et rageusement écrasées du pied, maman arrivait de la cuisine avec une bouteille de schnaps-maison et lui en servait un petit verre.

   Le premier schlugg (gorgée) était destiné à désinfecter la bouche de Kàrlinn et était recraché après moultes mimiques. Le reste du verre non, là c'était pour réconforter l'opératrice.

  

 

09/11 Avril 2015

 

  

  



09/04/2015
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